Entretien avec le romancier Mohamed MAGANI « Camus contre Camus »

Date:

Dans son roman L’Année miraculeuse, Mohamed MAGANI nous emporte sur trois vies sans fin qui donnent le tournis dès les premières pages. La première vie concerne la rencontre, très mal entamée, entre Lotfia et Smaïl, la deuxième, nous fait découvrir assez vite Smaïl, ex-Haut fonctionnaire précipité au bas de l’échelle sociale dans le sillage de la chasse aux cadres déclenchée en 1996, et Lotfia qui se trouve à Amsterdam dans un seul but, une quête désespérée, la troisième s’imbrique aux deux premières, elle définit les contours d’un procès « Camus contre Camus ».

L’Express DZ L’Année miraculeuse  est une histoire rocambolesque, pleine de rebondissements et de péripéties, le vol d’une valise à l’aéroport d’Alger par Smaïl, ça commence plutôt fort …

Mohamed Magani : Je n’irai pas jusqu’à dire rocambolesque… Une relation qui débute par un vol, d’un objet de l’un des protagonistes par l’autre, est naturellement peu banale. Mais le vol actionne toute l’histoire, ce vol est la condition pour Smaïl de ne pas perdre, sans doute à jamais, Lotfia. Du moins il en est convaincu. Le fait est réel : une femme m’a raconté un jour avoir perdu sa valise, dérobée dans un aéroport, par un homme qui voulait la revoir. Ils avaient fait, très brièvement, connaissance dans ce même aéroport. Les deux appartenaient à deux pays différents. Il se présenta un jour devant sa maison, la valise à la main. Vous pouvez imaginer la stupéfaction de la femme… et sa colère !

L’Express DZ : Le titre du roman est annonciateur d’un miracle, s’agit-il de ce hasard qui a intercédé entre Lotfia et Smaïl, les deux principaux personnages  de votre roman ?

M.M. : L’année miraculeuse est dans la tête de Smaïl, il hésite entre 1996 et 1999. En 1996, il a perdu sa position de Haut fonctionnaire et ses privilèges, mais il va apprendre à se reconstruire, à se redécouvrir, à envisager une deuxième vie. Non sans difficulté et adversité. En 1999, il rencontre Lotfia, là se trouve le vrai commencement de sa deuxième chance dans la vie. Le miracle a sa source dans l’optimisme qui va désormais littéralement l’habiter pour tracer un trait sur ses années de Haut fonctionnaire et s’engager dans la vie autrement. Encore doit-il arriver à persuader Lotfia de le suivre, elle qui est prisonnière d’une tragédie personnelle, plutôt familiale.

L’Express DZ : Finalement le sort  de nos deux protagonistes est lié étroitement à cette valise, à son contenu. Au-delà du rôle qu’elle joue dans votre romance, attribuez-vous à cette valise un rôle littéraire ?

M.M.  : Les deux protagonistes sont à Amsterdam en situation d’exilé, chacun avec son histoire. Smaïl a opté pour l’expatriation pour disparaître, pour  « s’évaporer », il le dit ; il a ses raisons dans le choix d’Amsterdam. Peut-être la hantise de perdre la face suite à son limogeage, et le sentiment de l’échec devenu trop insupportable. Lotfia est à Amsterdam pour une toute autre raison, bien plus dramatique. Elle est sur les traces de son fils, enlevé par son ex-mari. C’est une femme qui a fui Alger et la violence des années 90, et s’était rendue à Paris. Elle est corps et âme dans sa première vie, dont elle traîne une partie essentielle dans sa valise. Cette dernière contient des fragments matériels de sa vie, des éléments d’héritage, des souvenirs concrets, qui la protègent, dit-elle, et des couches immatérielles, et non moins  fortement intériorisées et ressenties, qu’elle va dévoiler, graduellement, au gré de sa relation avec Smaïl. La valise contient de bonnes et de mauvaises choses, Lotfia  y a intégré deux faces de sa personnalité. Une histoire (dans un roman) avance souvent par digression. Par contraste, le contenu de la valise, en sortant au grand jour, un objet après l’autre à différentes périodes, va approfondir et soulever des questions essentielles au lien étroit avec l’évolution de la relation entre Lotfia et Smaïl. Il va aussi influer sur leur comportement. Donc, si la valise joue un rôle littéraire ? Oui, elle fait progresser le récit, en restant toutefois au cœur de la rencontre entre un homme et une femme.

L’Express DZ : Vous auscultez superbement l’intimité de vos principaux personnages Lotfia et Smaïl, avec un ton parfois cynique et autour desquels gravitent d’autres personnages tels qu’Ingrid – Jaap – Wouter… À première vue, tout semble  les  unir mais on se rendra compte au fil des pages qu’ils sont aux antipodes, pourquoi cette opposition ?

M.M.  : C’est toute la question de savoir si une deuxième vie est possible ! Il nous arrive tous de caresser cette idée. Car la vie n’est pas une suite d’événements heureux ni de perspectives roses. Oui, l’émigration aurait pu leur apporter une tranche de vie partagée, une rencontre au sens fort du terme. Mais chacun des deux traîne un passé et nourrit des appréhensions à l’égard de l’avenir. Deux visions s’opposent à ce propos, Lotfia cherche à renouer avec son passé, sa famille, son milieu premier ; Smaïl veut bien au contraire s’en détacher, couper les attaches de quelque nature qu’elle soit. Il est le plus résolument engagé dans la quête de soi, à reculons si je puis dire. C’est l’étrange paradoxe : s’éloigner de soi afin de redevenir à soi.

L’Express DZ : Revenons à « de Fransman », ex-époux de Lotfia et à son beau-père, qui explicitement ou implicitement, vous ne les nommez pas dans votre roman, vous jouez là de la mémoire et de l’instantané. S’agit-il d’une autre façon de se glisser dans les coulisses de notre histoire afin de présenter une autre grille de lecture d’évènements à vos lecteurs ?

M.M.  : Lotfia n’a pas nommé son ex-mari, un Français, Smaïl se contente de l’appeler « de Fransman » (le Français), il se trouve, vit, dans une ville des Pays-Bas et emploie de temps à autres des termes en néerlandais. Nous sommes en 1999 lorsque les deux se rencontrent, la colonisation n’est pas si loin, ni ne remonte à des temps reculés. Lotfia a choisi Paris pour se réfugier de la violence des années 90. Son mariage avec le Français lui a facilité l’installation en France, mais elle va découvrir des secrets au sein da belle-famille, qui touchent directement sa propre famille en Algérie. Et là nous retrouvons le thème de la colonisation, de la violence coloniale qui préfigure la violence des années 90. Frantz Fanon a bien analysé le phénomène de la violence coloniale, quand elle devient le seul moyen de communication dont peuvent disposer les opprimés et les dominés.

L’Express DZ : Le roman aborde aussi l’Administration (l’avant et l’après) en Algérie des années 90, une époque décrite sous un autre angle, celui des fonctionnaires du secteur public, d’ailleurs Smaïl en fait partie, haut fonctionnaire déchu. Justement à vous lire vous dégagez cette impression que vous vous inscrivez à travers ce personnage. Avez-vous voulu témoigner de quelque chose en particulier ?

M.M.  : Le roman n’aborde l’Administration que dans la mesure où Smaïl fut un Haut fonctionnaire. Après 1996, elle fait partie de son passé, et il s’ingénie tout au long du livre à en effacer les dernières traces. C’est un Haut fonctionnaire limogé de son poste, comme les plus de 3000 ayant subi ce revers la même année et par la suite. Il n’est plus dans l’Administration dans le roman. Il s’invente  « une vie après l’Administration ». J’ai connu des hommes, fonctionnaires à des postes supérieurs dans les entreprises et institutions publiques, déchus brutalement de leur position qui ont été laminés, psychologiquement et socialement. Le personnage du roman à qui on ampute une jambe, puis l’autre, est à peine fictif. C’est un ami d’enfance. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi intègre, il a revendiqué toute sa vie le droit d’être honnête ! Alors qu’il aurait pu s’enrichir, brasser des fortunes, grâce à son poste de directeur.

L’Express DZ : Vous explorez la littérature de voyage et invitez ainsi vos lecteurs à découvrir outre la vile d’Alger, celle d’Amsterdam, deux villes qui interagissent dans le texte et prennent place face à vos personnages. Pourquoi votre choix s’est porté sur cette ville européenne

M.M.  : Le choix d’Amsterdam est d’abord le choix du personnage Smaïl. Ses raisons quant à ce choix, il les détaille dans le roman. Amsterdam n’est pas sa ville par hasard ni sur un coup de tête ! Ensuite, il a trouvé dans sa famille d’accueil la paix et l’éloignement qu’il recherchait. Outre le fait que cette famille est francophone. Ce qui l’arrange. Amsterdam est également le choix de l’auteur du roman. L’année 1999, je l’ai passée dans cette ville, à titre d’ « écrivain en résidence ». Je crois avoir eu la bonne idée de tenir un journal. Fort heureusement, je dirais, je n’avais pas besoin de me documenter sur la ville ni de faire des repérages, quand bien même la ville aurait changé ! « L’Année miraculeuse » se situe en 1999, le florin avait cours non l’euro ! par exemple. Le journal m’a beaucoup aidé à recomposer la ville. Ou à la fragmenter, selon les besoins du récit.

L’Express DZ : L’incursion dans les rêves de Smaïl du reptile (le boa) ne lui a pas facilité la vie, le choix de cet animal n’est pas fortuit j’imagine. Que représente-t-il, autrement dit, s’agit-il d’un autre prétexte littéraire ?

M.M.  : Le boa est constricteur, il étouffe ses proies. Il représente, et Smaïl en est quelque peu conscient, le poids de l’Administration dont il garde les séquelles et veut s’en débarrasser : les habitudes, la mentalité, la servilité et la carriérisation sans scrupule des bureaucrates.

L’Express DZ : Ce personnage principal  s’improvise aussi écrivain et il met en regard  L’Etranger et La Chute, les deux romans d’Albert Camus, qu’est-ce qui vous a inspiré ce récit à multiples entrées ?

M.M.  : Le personnage principal n’est pas écrivain ni aspire à le devenir. Il a écrit tout au plus 25 pages, qui correspondent au nombre d’années passées au service de l’Administration et de ce qu’il appelle le bien public et l’intérêt général. Dans sa « vie après l’Administration », il va réapprendre et désapprendre et se réapproprier pleinement ses sens : par exemple, c’est avec une grande émotion et les yeux grand-ouverts qu’il va redescendre dans la rue, parce que auparavant il se déplaçait en permanence dans la voiture de service d’un bureau à l’autre, d’une réunion à l’autre, sans souci de ce que la rue dit, pense, se comporte ou imagine, alors même qu’il œuvrait  pour son intérêt, le bien public. Il va aussi pouvoir faire usage du sixième sens, c’est-à-dire l’imagination. A commencer par une fulgurante capacité rimbaldienne ! Il réalise qu’il est capable de versifier ! Cela l’enchante. Il n’a pas non plus l’intention de devenir poète, il a simplement envie de faire ce que bon lui semble : des actes, des comportements et des pensées contraires  à  « l’enseignement » d’une existence bureaucratisée, normalisée par les hiérarchies et le plan de carrière.

Son intérêt pour Camus et ses deux romans L’Etranger et La Chute n’est pas pour lui une soudaine révélation ni le fruit du hasard. Il s’inscrit dans la logique du texte, dans la logique du roman. Il y a une logique dans la fiction, si pour autant les deux sphères sont compatibles. Smaïl se rappelle d’abord  la Chute, pourquoi ? Parce que ce roman de Camus se situe à Amsterdam ! Haut fonctionnaire il avait effectué une mission officielle en Hollande, Amsterdam était une des étapes de son déplacement. Avant de se rendre dans ce pays, un ami lui avait suggéré de lire La Chute, pour se faire une idée de la ville, pour reconnaître ses quartiers et ses lieux à visiter. Pendant son retour à Amsterdam, dans la peau du commun des mortels, il reprend le livre de Camus afin de trouver ce qui lui a échappé dans la reconnaissance de la ville, et qui n’avait pas échappé à J. B. Clamence, le personnage principal, l’unique, de La Chute. A sa grande consternationde bout en bout du livre, Amsterdam baigne dans une atmosphère négative, désenchantée, mortifère même. C’est l’absolu contraire de sa vision, et de son vécu, de la ville. Smaïl va donc se poser quelques questions sur Clamence, et sur Camus. Puis, de fil en aiguille, passe à  L’Etranger, à son personnage Meursault, et bien sûr à Alger, ville méditerranéenne nettement contrastée avec une ville du Nord. De ses questionnements naîtra un texte de 25 pages, que lira  Lotfia, sa  « muse d’Amsterdam ». La lecture de ce texte ponctue le roman et met en relation Histoire, histoire personnelle, événements du passé et circonstances présentes.                                             

L’Express DZ : S’agit-il d’une invitation à la relecture du livre culte d’Albert Camus ?

M.M. : Smaïl va s’intéresser à Meursault et Clamence, uniquement, non à Camus. Il va se réveiller au pouvoir incommensurable de l’imagination… par la grâce de la présence de Lotfia. Il ne veut plus  brider son sixième sens. Il cherche de même à « plaire » autrement à Lotfia. A lui présenter un autre visage, avenant et créatif. En un mot à la séduire. Il déploiera son imagination jusqu’à  « organiser » une rencontre, à Amsterdam, ensuite à Alger, entre Meursault et Clamence ! Ces deux personnages s’expriment, l’auteur s’efface. Ils deviennent les véritables témoins de leur époque. Smaïl les interroge, s’adresse à eux directement, non à Camus. L’avantage d’une telle démarche est qu’elle fait l’économie d’une lecture de tout Camus : écrits journalistiques, essais, théâtre et romans,  en particulier de la problématique mainte fois soulevée, ayant trait à la guerre d’indépendance et de la position de l’auteur de L’Etranger. Dans leurs deux récits, Meursault et Clamence occultent d’une manière systématique  la colonisation de l’Algérie. Ils parlent de tout, sauf de cela, ce que n’arrive pas à comprendre Smaïl.

Cela dit, les personnages centraux de L’Année miraculeuse  sont Lotfia et Smaïl et le roman est le récit de leur relation tourmentée. Meursault et Clamence sont secondaires, personnages littéraires que Smaïl ressuscite pour meubler le temps, pour interroger le passé de l’Algérie, la lutte de libération, la quête de la liberté et de la dignité qui la porte. 

L’Express DZ : Vous faites revenir le chien, personnage de vos deux précédents romans, à la fin du roman avec émotion j’imagine, la question écologique vous préoccupe-t-elle toujours.

M.M. : Dans les deux romans Rue des perplexes et  Quand passent les âmes errantes, qui constituent deux parties d’un diptyqueil est vrai que la chienne devient un personnage à part entière. Du moins de l’avis de nombreux lecteurs en Algérie et à l’étranger. J’avoue que cela m’a rendu heureux, que les lecteurs accordent  importance et reconnaissance à un animal. L’animal est le lien entre l’homme et la nature. La question écologique embrasse les trois. Smaïl, dans sa déchéance professionnelle, se rend compte soudain de son environnement : la nature et les animaux, êtres vivants. Il se prend même de beaucoup de sympathie pour les animaux errants. Et l’environnement lui devient un refuge. La trilogie homme-animal-nature est une thématique de l’Année miraculeuse, quoi que traitée dans une moindre mesure que dans Rue des perplexes et Quand passent les âmes errantes.

L’Express DZ : Votre roman Rue des perplexes vous a valu le 2e prix Escales d’Alger et le Prix ADELF, quel effet ça fait d’avoir gagné ces deux prix-là ?

M.M.  : Rue des perplexes a obtenu le Coup de cœur de l’Escale littéraire d’Alger et Quand passent les âmes errantes la « Mention spéciale » du Prix Maghreb/Méditerranée de l’ADELF, Paris. Ce n’est pas à proprement parler deux prix. Mais, c’est une satisfaction de constater un intérêt pour ces deux romans, et sans doute, dans leur sillage, une redécouverte et une incitation à la lecture d’autres romans que j’ai écrits. Je vois ainsi la portée des deux récompenses.

L’Express DZ : Vous étiez en résidence d’écriture, on se demande à quoi sert une résidence ? Qu’est-ce qu’on attend de l’écrivain sur place ?

M.M.  : Une résidence d’auteur est un lieu et un temps, plus ou moins long, de plongée dans l’écriture. A l’écart des soucis du quotidien et brouhaha du monde. Elle vous permet une concentration maximum, afin de mener à bien un projet d’écriture. Il y a des résidences qui vous laissent totalement en paix. D’autres demandent une participation à la vie culturelle environnante par des interventions : lectures, conférences, interviews, voire des ateliers d’écriture. D’autres ne demandent rien en contrepartie, sauf le plaisir de vous avoir chez eux ! Il existe une foultitude de résidences d’auteur, il suffit de leur écrire et de leur présenter votre projet. Ils répondent aux demandes par l’acceptation ou leur refus poli…

Mohamed Magani, L’Année miraculeuse, Chihab Éditions, Alger, 2018, 336 pages, 1000, 00 DA

Bio Express

Mohamed Magani est né à El Attaf. Auteur de romans en français et de nouvelles en anglais, il parcourt le monde et s’inspire de ses voyages dans l’écriture. Il vit à Alger et enseigne à l’Université.

L'année miraculeuse

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Share post:

Info en continu

Articles associés
Related

Novo Nordisk Algérie : exportation des stylos à insuline vers l’Arabie Saoudite

Le ministre de l'Industrie et de la Production pharmaceutique,...

Vers le renouvellement du cadastre des terrains

Le ministre des Finances, Laaziz Faid a affirmé, jeudi...

Coup d’envoi de la 1re édition du Festival des Sports de la Wilaya d’Alger

La première édition du Festival des Sports de la...