Kamel Daoud: Zabor ou les psaumes

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Zabor ou les psaumes est une fable autant que confession sur la découverte de Ismael, enfant abandonné dès son jeune âge par son père, d’une langue, une écriture capable de prolonger la vie des siens rongés par la misère et la résiliation. En défiant la mort par l’imaginaire, et à force de côtoyer la mort, il se raccroche à la vie et tente de sauver son village d’une disparition certaine.

À deux ans, orphelin d’une mère répudiée pour une histoire de jalousie entre épouses, son père Hadj Brahim décide de l’éloigner de sa nouvelle famille.  Avec sa tante Hadjer « déjà vieille fille à l’époque » et son grand-père aphasique, ils seront relogés dans une maison retirée, loin des regards. « On m’avait ramené de la tribu maternelle d’Ammi Moussa, derrière les forêts de figuiers, au sud, une semaine après l’enterrement de ma mère, et je finissais à cet endroit, assis en tailleur, parce que la seconde épouse de mon père prétendait que j’avais poussé son fils dans un puits mort. ».

Livrés à leur propre sort « au seuil d’une maison presque vide, dans les mâchoires du Sahara », clouée dans un village maudit par les saints et les dieux et où « la vanité était absolue, sa nullité était si évidente, qu’elle devait être l’œuvre de quelqu’un qui avait voulu escamoter l’essentiel, le moteur du feu, d’une volonté de créer », chacun d’entre eux défait et refait le monde à sa façon.

Ismael, Zabor prénom qu’il choisit, ou Sidna Daoud, prénom donné par son maître d’école coranique en référence au prophète d’Israël, possédait dès son jeune âge le don de prolonger la vie des souffrants par l’écriture. À treize ans, il interrompt son apprentissage du Livre sacré ce qui lui a valu l’indignation de tout le village. A l’heure de l’Appel, pendant que les villageois prient Dieu, Ismael vadrouille  « comme une obscénité » dans les rues.

Il s’essayait aux jeux, au football avec les enfants de son quartier, mais il s’est vite aperçu qu’il était l’objet de moqueries. Victime des peurs nocturnes, des cris et du mauvais sommeil, Ismael paniqué, s’échine à redonner des noms aux choses qui l’entourent. Mais les deux langues apprises jusque-là ; celle de Hadjer sa tante et celle du maître d’école et des versets, s’avèrent incapables de nourrir et de satisfaire sa curiosité. Et le manque de librairies et de
bibliothèques a fait que cette langue n’était puissante qu’à la radio, à l’école et à la mosquée. Elle « ne semblait posséder à mes yeux que deux livres : celui de l’école et celui de Dieu … Et c’est alors que le monde essaya de me parler autrement ».

Bien plus tard, on lui reconnait son don et la magie que procure sa nouvelle langue. Langue libératrice, apprise seul et en cachette. Il est sollicité à chaque fois au chevet des villageois mourants pour leur  redonner cette once d’espoir tant attendu. « Cette langue eut trois effet sur ma vie : elle guérit mes crises, m’initia au sexe et au dévoilement du féminin, et m’offrit le moyen de contourner le village et son étroitesse. C’étaient là les prémices de mon don, qui en fut la conséquence…  Je connais chaque visage, j’ai noté leurs traits dans mes cahiers, leurs habitudes et leurs tics. Je leur ai sauvé la vie  à tous, il y a des années et ils l’ignorent… Pourquoi moi et pas les récitateurs du Livre Sacré ou l’imam ? » Et de se convaincre : « Peut-être je possédais le bon alphabet, neuf et ravivé par mon dictionnaire sauvage ? Peut être j’avais les apparences de l’innocence ? Ou parce que j’avais sauvé des vieillards et des malades ».

Des capacités qui vont s’avérer limitées et vaines à guérir son père moribond. « Mon don s’était montré incapable de réanimer Hadj Brahim alors que j’avais une belle vue sur son agonie, je connais de milliers de détails capables de le ressusciter, de reconstruire son histoire. Est-ce la haine ? Peut-être. La vengeance ? Peut-être aussi. » Malgré cette impuissance face à l’agonie de son père, Ismael continue d’écrire, convaincu plus que jamais que la mort du paternel lui consacrera une reconnaissance de tous, telle une vengeance, pour se repêcher de son  « naufrage » et sauver des vies. Une manière pour lui de contribuer à l’écriture de l’histoire, la sienne, de son village, des  villageois, dans une langue qui lui parle : « Zabor était un livre de recensement et indispensable et je dois raconter l’histoire de mon naufrage. Cela sauvera quelqu’un, quelque part … L’histoire a besoin de pages, de cahiers, pas de feuilles déchirées ».

A travers l’évocation des livres lus et aimés, des livres sacrés ainsi que Les mille et Une nuits, Kamel Daoud tente de répondre à la question récurrente « Peut-on sauver le monde par un livre ? » « Je compris qu’aucune langue dans mon village, ni celle du Livre sacré, ni celle de Hadjer, ni d’autres à venir, ne traduisait l’essentiel. »… Donc « si ce don m’était échu, c’était pour donner du sens, c’est-à-dire perpétuer, consacrer les miens, les sauver de la disparition complète et idiote. »

Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes (roman), Barzakh/Actes Sud, Algérie/France, 2017, p. 333, 915, 00 DA

Bio Express

Né en 1970 à Mostaganem, Kamel Daoud est journaliste au Quotidien d’Oran. Il y tient la chronique « Raïna Raïkoum ». Il a publié des recueils de nouvelles, romans et chroniques. Son premier roman, Meursault, contre-enquête a été traduit dans une trentaine de langues, et a notamment reçu en 2015 le prix Goncourt du premier roman. En 2017, il publie un recueil de ses chroniques dans Mes Indépendances.

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