Entretien avec Rachid Mokhtari

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Yamina Mechakra (1949-2013) a marqué son passage dans la littérature algérienne par la brièveté de son œuvre romanesque : « La Grotte éclatée » (Sned, 1979) et « Arris » (Algérie-Littérature-Action, 1999) ainsi que quelques nouvelles et contes publiés dans le quotidien El Moudjahid durant les années 1980.

Dans cet entretien l’écrivain Rachid MOKHTARI rend hommage à cette romancière et psychiatre de formation dont ses deux romans en portent d’ailleurs l’empreinte.

L’Express DZ : Dans quelles circonstances est née l’idée d’écrire ce livre ?

Rachid MOKHTARI : Vous faites bien de souligner qu’elle est l’auteure de deux romans espacés en publication de vingt ans. Le projet était initialement d’écrire un essai sur son œuvre de son vivant. Nous en parlions depuis 1989, après la mort de Yacine. Travailler sur son œuvre publiée, les deux romans mais aussi ses manuscrits (cahiers d’écoliers, son premier roman écrit à 9 ans), La légende d’Araki. D’autant qu’à cette époque, Yamina n’accordait pas d’entretien, ne faisait pas de dédicaces, elle était surtout accaparée par son métier de médecin psychiatre dans le service public à travers plusieurs régions rurales d’Algérie. Par ailleurs, Yamina avait accordé à Yacine un long entretien enregistré sur Nagra pour les besoins de sa préface au roman ; ledit entretien est resté introuvable malgré les recherches de Ali Zamoum son ami intime. Les circonstances d’un essai sur son œuvre littéraire, à défaut de ce document sonore, ont changé puisque je ne voulais pas, à cette époque, écrire un essai académique sur « La Grotte éclatée » qui avait déjà fait  l’objet d’une remarquable analyse de l’universitaire Beate Burtscher-Bechter, « Subversion du réel, Stratégies esthétiques dans la littérature algérienne contemporaine », Ed. L’Harmattan, 2001. L’autre circonstance, c’est celle qui a prévalu à l’écriture de cet essai. Les entretiens que j’ai eus avec Yamina espacés dans le temps (1998-2000) ont été conservées par Yamina qui voulait réécouter les casettes audio. C’était la période de la publication de son second roman « Arris », elle sortait enfin, venait de temps à autre au journal Le Matin,  assister aux réunions de rédaction, ne demandait pas d’entretiens… Puis, la maladie et les évènements du quotidien Le  Matin que vous connaissez ont distendu nos liens jusqu’à sa mort en 2013. C’est sa sœur, Khedidja, qui a retrouvé les cassettes. Yamina les avaient soigneusement étiquetées et rangées.

 Ces entretiens avec la romancière Yamina Mechakra sont inédits, enregistrés sur des cassettes audio à l’époque où elle exerçait en tant que psychiatre à l’hôpital Drid Hussein, quelles  impressions avez-vous eues en réécoutant ces enregistrements 13 ans après ?

R.M. : En 2001, elle m’a écrit deux lettres dans lesquelles elle ne faisait aucunement référence à ces entretiens car nous les avions réalisés d’abord pour le plaisir que nous ressentions mutuellement à chaque fois que nous nous retrouvions, une fois par semaine, à Drid, chez elle, elle m’invitait au réfectoire de l’hôpital, me présentait ses collègues, ses malades, elle aimait le vieux figuier qui veille sur le seuil de son petit logement de fonction et surtout le vaste jardin de l’hôpital qui donne sur la mer. C’était en fait des entretiens qui pouvaient servir d’éléments d’analyse, pour une compréhension circonstanciée de son œuvre. En les retrouvons treize ans après, quelques mois après son décès, évidemment, ils ont pris une autre valeur, autrement plus « touchant » « prenant ». J’avais peur qu’ils n’aient subi des altérations surtout que moi-même j’avais perdu le canevas des questions. Mais j’ai trouvé sa voix si typique des Aurès, qui martèle les mots, les dit en cascade. Alors qu’à l’époque, les casettes étaient rudimentaires, en 2013, c’étaient aussi un problème technique. Comment et avec quoi les réécouter. J’ai du acheter un poste-cassette. En réécoutant, certes, beaucoup d’émotion, comme si c’était hier, que Yamina était toujours assise sur son canapé, interrompant parfois les entretiens pour recevoir ses cousines ou pour préparer un café, rire surtout, mais il fallait décrypter l’entretien d’abord du mot à mot car je ne voulais pas en perdre une miette et ce qui est publié dans l’essai n’est qu’une partie d’un ensemble plus vaste, il fallait trier… Je garde les casettes pour une autre exploitation.

Yamina Mechakra, entretiens et lectures est une série d’entretiens au cours desquels elle a accepté de se livrer à vous, pouvez-vous nous parler de ce premier contact avec elle ?

R.M. : C’est plus qu’un contact, une complicité littéraire, elle venait tout juste de publier « Arris »dans la revue « Algérie-Littérature-Action » et à l’époque le quotidienLe Matin était à l’écoute de ce qui se publiait, avait une page presque quotidienne Culture et un hebdo littéraire, je suis allé chez elle pour discuter de ce roman dans un premier temps puis faire éventuellement un entretien, puis les discussions se sont enchainées et j’ai même réussi à la persuader d’accepter une séance dédicace de « Arris »  à la librairie du Tiers Monde, ce qu’elle avait fait.

Elle est parmi les rares écrivains qui, malgré la brièveté de leur pas­sage ont  pesé lourd dans l’univers littéraire, quelle explication donneriez-vous à cette répercussion ? 

R.M. : C’est la grande question de mes essais littéraires et musicaux. La brièveté littéraire ?Il y a des travaux théoriques sur la question (Alain Montandon, La brièveté esthétique dans la forme romanesque, intra-roman) « Parler de formes brèves revient moins à faire la taxinomie des genres courts qu’à cerner des traits d’écriture spécifique dans les formes ou dans des types d’écrit ayant pour perspective cette condensation. Le mot d’esprit comme tel relève de la forme brève en ce que son principe, comme le montre Freud, relève de l’économie. Cette brièveté de l’expression en est tout le moteur. Il est question d’un rapport au langage et d’un rapport au temps. La brièveté dans son ambition de court-circuiter toute digression, toute amplification pour atteindre immédiatement objet tend à devenir synonyme d’instantané ». L’instantané n’épuise pas le symbole, il le construit par l’économie des mots. C’est  le propre de l’écrit et à fortiori du romanesque. Par cette brièveté, Yamina Mechakra et Tahar Djaout se rejoignent. D’ailleurs  une analyse comparative de « Les chercheurs d’os »  et « La Grotte éclatée »  serait une analyse intéressante par cette approche de la « brièveté esthétique » .

Dans le cas de l’œuvre de Mechakra, cette forme brève intra et inter roman tient au fait que son écriture relève du « clinique », schizophrénique, délirante, de l’étrangeté. Et cela pourrait paraître paradoxal : comment retenir une parole délirante ? l’expression de « poudre » utilisée par Kateb en porte cette « potion magique » de l’écriture de Mechakra qui est psychiatre, qui a été au contact de la folie, des bouffées délirantes, psychotiques, écriture de « la névrose », des hallucinations nervaliennes. « La éclatée » n’est un roman historique, le maquis de l’infirmière narratrice n’est pas celui des armes, mais le maquis du mental, du foetal.

En fait, l’infirmière narratrice de « La Grotte éclatée » n’est pas du tout une maquisarde de la guerre de Libération. Est-ce une femme ? C’est quoi l’identité ? Elle a été trouvée dans une souika de Constantine, recueillie dans un orphelinat des sœurs blanches dans lequel elle est passée en conseil de discipline devant la Mère Supérieure pour lecture hérétique (Les Nourritures terrestres de Gide), elle fuit le couvent pour le maquis. Elle n’a aucun attrait  féminin, elle a le crâne rasé, elle est seule non parmi des combattants, mais parmi des blessés, des moribonds, des cadavres. C’est elle qui ampute avec une scie, une lame de rasoir, qui creuse les charniers, elle se marrie avec Arris, l’un des combattants encore valide, sans rituels. Elle enfante dans la Grotte qui sera détruite par l’aviation ennemie, Arris son époux meurt, elle ne veut pas admettre que son enfant Arris II soit mort, elle même dans son lit d’hôpital en Tunisie habite la folie, en proie à la névrose, brouille les époques. L’arbre totémique veille sur les cendres de la Grotte avec un vieux chacal. Quelle terre libérer quand on est sous-terre. Elle n’est pas géométrique, linguistique, historique, mais mythique, ce qu’elle appelle « La terre-mère », une dimension qui se creuse davantage dans son second roman  « Arris », d’ailleurs Arris III, ce personnage est à la fois un toponyme et un patronyme.

L’histoire de l’Algérie dans la Grotte n’est pas linéaire comme pourraient le faire croire les dates qui servent de titres éphémérides de 1955 à 1962 avec parfois, jour et mois. C’est une histoire sismique dans laquelle se rencontrent Tacfarinas, Belkacem Grine, La Kahéna, Mostefa Ben Boulaid, Saint Augustin dans le vertige du temps, des époques, mélangées, secouées, en fusion, hors du chrono. Dans sa préface « Les enfants de la Kahéna », Kateb Yacine évoque les souterrains creusés par les armées de Tacfarinas, les mêmes qu’ont emprunté les maquisards de la guerre de Libération…

Et puis cette répercussion dont vous parlez si justement, tient de la forme énonciative de la « Grotte » et d’ « Arris ». Écrit à la première personne, soliloque fragmenté pour la Grotte, duo tragique « je/tu » entre le cri de la Mère et celui du Fils, tient dans la polyphonie des genres : récit, fiche signalétique, chronique historique, datation, conte, légende, mythologie… condensés en si peu de pages. C’est pourquoi « La Grotte éclatée », un éclatement, une déflagration esthétique. Un texte hybride, une identité hybride, ce trait d’hybridité fait la force et la modernité de ses deux romans.

Yamina Mechakra écrit un « univers littéraire plus senti que pensé » en perpétuel renouvellement, même dans la  mort. Le cimetière est dans Arris le lieu des vivants. Arris III  le défriche car c’est « la terre-mère » qui ressuscite.

 D’autres écrivaines à l’instar de  ASSIA  DJABBAR, FADHMA  AÏT MANSOUR AMROUCHE, DJAMILA DABECHE et TAOS AMROUCHE,  sont citées dans votre livre, des femmes qui ont  rompu avec le sujet mâle dans leurs écrits, parlez-nous une peu de ce nouveau genre littéraire chapeauté par ces écrivaines

R.M : Ce n’est pas tout à fait un nouveau genre littéraire, j’ai replacé l’œuvre de Mechakra dans son contexte littéraire. J’ai établi une approche comparative entre « La Grotte éclatée » et « Une femme sans sépulture » d’Assia Djebar (2002). La critique a vu dans « La Grotte éclatée »l’irruption de la femme, de sa voix, dans la guerre de Libération dominée par le mâle de la tribu. Or, s’agit-il d’une femme ou d’un esprit féminin, une « Rouhania ». Elle n’a que la voix, c’est une instance vocale faite de toutes les autres voix masculines de la Grotte, le roman « Une femme sans sépulture » met en scène, lui, une femme, mère de famille, dans son acception sociologique, qui se sacrifie pour l’indépendance de son pays en même temps qu’elle se révolte contre les scléroses de sa propre société. Ce roman n’a pas la puissance esthétique de la « La Grotte éclatée » et son personnage, Zoulikha, paraît utilitaire si on le compare à ses autres personnages féminins de sa première trilogie (La soif, Les impatients et Les enfants du nouveau monde) et surtout à son roman  « La disparition de la langue française ». Dans « Ces voix qui m’assiègent » elle consacre deux chapitres à Fadhma Ait Mansour Amrouche dont elle revendique la « maternité ». Le féminin d’Assia Djebar se débat dans la tradition s’il acquiert une certaine « liberté » (école, érudition) et évolue dans la bourgeoisie citadine alors que le féminin de Yamina Mechakra est à la marge de la société, une voix dissidente et séditieuse. Ce n’est pas sa fonction mais sa nature. Yamina Mechakra est plus proche de Taos Amrouche (par le chant surtout, son rapport au mythe de la terre). « Jacinthe noire » (1947).

Toute petite, Yamina Mechakra se  cachait pour écrire son journal, une sorte d’un cahier d’écolier dans lequel elle dessine et raconte des scènes de guerre. Le fait d’avoir vécu une enfance entre les déportations,  les arrestations du père et les  scènes de guerre, a-t-il influencer l’écriture « mechakraènne »

R.M. : C’est ce qu’elle dit dans les entretiens, oui surtout la scène du camion de l’armée française qu’elle voit, alors enfant, de son balcon, déverser sur la place du village les corps déchiquetés des maquisards. « Je n’ai plus mangé de viande depuis ». Elle a raconté et dessiné cette scène dans son « cahier journal » (sans date) tenu dans ses cahiers d’écolière en cachette de ses parents et elle craignait que les soldats le découvrent. Les multiples arrestations de son père, sa déportation, l’ont bien sûr traumatisée mais elle a eu tout l’amour et l’attention de sa mère et surtout de son frère aîné, a ces premières blessures, s’ajoutent celles de ses patients en tant que médecin psychiatre : elle a écouté les mères célibataires raconter leur viol (Beni Messous – Pr Grangaud) et observer les enfants victimes du terrorisme dessiner l’horreur, « Arris » publié en 1999 ne mentionne pas la décennie noire qui est son contexte d’écriture. L’horreur qu’elle écrit, la cassure des origines, du nom, de la généalogie (féraounienne) estla matrice de l’ensauvagement de la société.

Son choix pour le service de pédiatrie à l’hôpital de Beni Messous, plus précisément aux structures d’accueil des mères célibataires et des enfants nés sous x où elle exercera jusqu’en 1977, n’était pas fortuit ?

R.M. : Elle était passionnée par l’histoire et la médecine n’était pas initialement dans ses projets d’avenir, certainement qu’il y a un rapport de cause à effet comme vous le suggérer. Yamina était sensible à la misère, à la souffrance, aux faibles, aux perdants…

Une femme attachée à  sa terre comme l’étaient ses grands-parents, qui avait toute jeune un penchant précoce pour l’écriture, et consciente  déjà de son identité et de  la présence française sur ses terres, peut-on parler d’une jeune Mechakra émancipée avant l’heure ?

R.M. : Le terme d’ «émancipée » ne signifie pas grand chose pour Yamina. Elle s’en méfie, alors que la société algérienne luttait pour son indépendance, les chefs de la tribu ont assassiné la fiancée du poète, condamnée pour avoir aimé. Le concept méchakréen qui est le socle de son écriture est « La Terre-mère », ce n’est pas un territoire, une géographie, un pays, une nation mais une dimension insaisissable. L’émancipation dans l’œuvre de Mechakra par la rébellion esthétique, par l’hybridité qu’elle revendique. La narratrice de « La Grotteéclatée » s’improvise « femme-imam » pour les combattants qui meurent dans son giron.

 Son deuxième roman « Arris », a été écrit à partir de notes prises sur un cahier et puisées de son expérience de médecin  à l’hôpital de Beni Messous, s’inscrit-il dans le même genre que « La grotte éclatée », autrement dit,  ses deux livres véhiculent-ils les mêmes idées, la même tension psychologique  ?

R.M. : Oui cette tension les unit dans deux formes différentes. Ils ne suivent pas, ils s’interpénètrent dans l’introspectif, le questionnement de l’identité, de la cassure des origines, des traumas de la généalogie d’Arris (patronyme et toponyme dans la Grotte, enfant violé dans Arris).

Pourquoi avoir attendu 20 ans pour faire paraître ce deuxième roman ?

R.M. : « Attendu » ? c’est plutôt un « appel » une tension. Yaminan’a pas arrêté d’écrire. Elle jette, elle perd ses manuscrits. De même pour Kateb, sans Jacqueline Arnaud… « Arris » paraît en 1999… mais elle l’a écrit bien des années auparavant.

On connaît Yamina Mechakra en tant qu’écrivaine mais elle se passionnait également pour la peinture,  parlez-nous de cette passion qu’elle entretenait avec délicatesse

R.M. : Le peintre, chantre des Aurès Cherif Merzouki était l’ami de Yamina Mechakra. La réédition de « La Grotte éclatée » chez l’ENAG avec un texte de Yamina sur Issiakhem ; dans « La Grotte éclatée », une dimension rupestre de la Grotte, gestes préhistoriques, l’enfant estropié, les ombres démesurées sur les parois rocheuses… Ses dessins, sont autant d’affirmations justifiant sa passion pour la peinture qu’elle entretenait, comme vous le dites si bien,  avec délicatesse.

Rachid Mokhtari, Yamina Mechakra : Entretiens et lectures (essai), Éditions Chihab, Alger, 172 pages, 665 DA

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